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ACTUSCIENCES


Compte-rendu du CNRS
sur le "trafic" des fourmis...



La plupart des organismes vivants en groupe sont soumis à des phénomènes d'interattraction. Ceux-ci facilitent la communication et les échanges qui sont indispensables au maintien de la cohésion du groupe. Ce rapprochement peut toutefois devenir préjudiciable lorsque la concentration d'individus dans un endroit donné devient trop importante. A grande densité, des effets indésirables peuvent se manifester et se traduire par des dysfonctionnements au sein du groupe. Dans des cas extrêmes, une densité trop élevée peut même conduire à une paralysie totale. Celle-ci peut être évitée si des mécanismes de dispersion entrent en action. De tels phénomènes sont fréquemment observés dans les sociétés animales, y compris dans l'espèce humaine. L'observation des déplacements collectifs de piétons en fournit probablement les meilleurs exemples. Les chercheurs se sont intéressés aux fourmis dont les déplacements s'effectuent bien souvent le long de pistes bien définies. Leur étude, qui repose sur une approche mêlant l'utilisation de méthodes d'éthologie expérimentale et de techniques de modélisation mathématiques et informatiques permet d'identifier les mécanismes de régulation du trafic en situation de très forte densité d'individus sur les pistes.

A l'origine des pistes de fourmis se trouve le dépôt d'une trace chimique – une phéromone – par une ouvrière exploratrice revenant à son nid après avoir découvert une source de nourriture. Cette phéromone permet de recruter d'autres ouvrières qui vont emprunter la piste pour se rendre à la source de nourriture et la renforcer lors de leur retour au nid. Dans l'univers de la communication chimique, ces pistes sont l'équivalent des sentiers naturels que les animaux, y compris l'homme, génèrent involontairement en se déplaçant. Lorsque les fourmis ont la possibilité d'emprunter différents chemins identiques entre le nid et une source de nourriture, on observe à faible densité qu'un seul chemin est majoritairement emprunté par les fourmis. Au laboratoire, des dispositifs simples permettent d'identifier les mécanismes à l'origine de ce phénomène. Dans l'expérience, les fourmis empruntent un pont en losange offrant le choix entre deux branches d'égale longueur pour atteindre une source de nourriture. Au début, chacune des branches est utilisée. Cependant, les petites différences de concentration de phéromone apparaissant initialement entre les deux branches sont rapidement amplifiées du fait que les fourmis recrutées choisissent la piste la plus concentrée et la renforcent à leur tour. Ceci aboutit à la sélection d'une branche, en d'autres termes à un trafic asymétrique. Mais que se passe-t-il lorsque la densité des fourmis sur le pont atteint des valeurs très élevées ? Pour répondre à cette question, des expériences ont été réalisées au cours desquelles la densité des fourmis sur le pont prend des valeurs de plus en plus élevées. Les résultats montrent qu'à partir d'une certaine valeur de densité on observe un changement brutal de l'organisation du trafic. Les fourmis se répartissent également sur les deux branches du pont, ce qui se traduit par un trafic symétrique.

Ce résultat a quelque peu surpris les chercheurs. Du fait du fort pouvoir attracteur de la phéromone de piste et des puissantes forces d'interattraction, on aurait pu s'attendre en effet au maintien d'un trafic asymétrique. Les chercheurs sont parvenus à identifier les mécanismes qui permettent le basculement vers un trafic symétrique en utilisant une approche conjointe, associant l'étude éthologique fine du comportement des fourmis à la modélisation mathématique. Les résultats expérimentaux sont reproduits uniquement lorsque le comportement de poussée est incorporé dans les équations du modèle. Lors d'une poussée, une fourmi venant du nid ou de la source de nourriture et s'apprêtant à s'engager sur une branche se retrouve face à l'une de ses congénères venant en sens opposé. Elle est alors aussitôt redirigée sur l'autre branche. Les calculs montrent que le basculement vers un trafic symétrique se produit à un seuil critique de densité au-delà duquel la réduction dans la vitesse de déplacement n'est plus compensée par les avantages liés à l'utilisation d'une seule branche (concentration plus importante de la phéromone, donc plus grande stimulation et meilleure orientation des fourmis).

Le suivi de piste génère sa propre régulation et intègre donc automatiquement les limitations imposées par les caractéristiques du milieu. Les poussées constituent des forces de dispersion qui non seulement s'opposent aux puissantes forces d'interattraction entre fourmis, mais en résultent : l'augmentation du trafic favorise l'apparition de ces poussées qui contribuent à redistribuer le trafic et ainsi à éviter les encombrements. Ce système simple dans sa logique a une remarquable capacité régulatrice. Des forces de dispersion équivalentes sont mises en jeu chez d'autres espèces sociales (termites, espèce humaine...) lorsque l'encombrement entre individus entraîne des dysfonctionnements trop importants.

Ce travail met en évidence un fonctionnement largement répandu dans les systèmes biologiques dans lesquels il n'est pas rare qu'une activité à caractère amplifiant soit à l'origine de sa propre régulation. Il devrait encourager la recherche de processus similaires dans d'autres domaines.